lundi 20 mars 2017

Bouteiller, un mur (de Berlin), des saltimbanques, Levaï et quelques PAD...

Marie-Christine Le Dû, journaliste, voix de Radio France et de la rédaction d'Inter a publié il y a quelques jours sur Twitter une "note" de Pierre Bouteiller (14 novembre 1989), époque à laquelle il était directeur des programmes de France Inter (1). Cette année-là, trois jours plus tôt, le samedi 11 novembre "La chute du mur de Berlin" était en cours. 11 novembre : jour férié en France. Et quel jour férié : l'armistice de La Grande Guerre. Un samedi férié, donne sans doute envie à quelques "travailleurs", travaillant d'habitude le samedi, de prendre la poudre d'escampette ! Le mur a commencé à tomber le 9 novembre. L'actualité déborde tout, surtout quand l'ordre mondial des choses est bouleversé… même un samedi férié en France.




La rédaction de France Inter est sur le pont et... sur le mur. Les "programmes"  de la journée (2) ont tous été enregistrés et mis en boîte (Prêts À Diffuser/PAD). Ivan Levaï, directeur de l'information (3) doit gérer, avec ses équipes, "en direct de Berlin" le flux des informations qui… affluent dans les flashs et les journaux de la journée. Il aurait besoin de "toute l'antenne". Il veut, il doit être sur le coup. Il ronge son frein, fulmine même. Il ne veut pas faire passer les auditeurs d'Inter à côté de l'histoire. Pas plus que sa radio. L'histoire ne se rattrape jamais. On peut imaginer les échanges téléphoniques entre Levaï et Bouteiller. Et leurs discussions in situ. S'en suivra la note de Bouteiller.

Pour vous remettre dans le contexte, mes chers auditeurs, j'ai réévoqué cette "affaire" ces jours derniers au téléphone avec Marie-Christine Le Dû et Ivan Levaï. Ces deux journalistes ont vécu cette journée particulière à la rédaction d'Inter, confirment les numéros d'équilibriste qu'il a fallu faire à l'antenne pour sortir du cadre trop étroit des flashs et des journaux, et au final mordre sur les programmes.

Replay
Les programmes qu'ils soient en direct ou en PAD s'élaborent longtemps à l'avance et prennent place sur une grille. Le samedi en 1989, et plus particulièrement l'après-midi, depuis 1968, "L'Oreille en coin" est à l'antenne (4). Un enchaînement d'émissions plus ou moins longues, élaborées, montées et ciselées. Les producteurs, Jean Garretto et Pierre Codou, en sont aussi ses créateurs. Le principe de l'Oreille est aussi d'interagir (Inter agir) ou pas, avec des éléments enregistrés et du direct au cours de la même émission. La même émission peut comporter une ou plusieurs parties enregistrées et une ou plusieurs séquences en direct. Tout se joue en fonction de l'esprit, du sujet, de la créativité des animateurs, du réal et des deux producteurs, au studio 125, chaque fin de semaine à la Maison de la radio, sise à Paris.

Pour ce samedi 11 novembre, "Garretto et Codou" (5) ont validé la diffusion en PAD et, de fait, "l'absence pour congés" des animateurs concernés. Pendant ce temps dans le "bocal" (6), à la rédac' on s'arrache les cheveux... Comment interrompre une émission enregistrée, à quel endroit, où reprendre... ? Ou ne pas reprendre ? La tension est palpable. Les tensions sont exacerbées. Les journalistes font leur boulot et imaginent les "saltimbanques", doigts de pieds en éventail à Palavas-les-flots (si, si c'est possible) ou au chaud devant une cheminée crépitante. 


I. Levaï ©Claude Truong Ngoc- 2013





















Ivan Levaï qui a commencé sa carrière à la radio publique en 1963 (7) ne conçoit pas la radio autrement qu'en direct. Pour lui "c'est une question de vérité que l'on doit aux auditeurs. On est là dans le même temps qu'eux et on leur raconte ce qu'on voit, entend, décrypte. Vivants. Comme l'auditeur vivant. Et surtout on fait pas semblant d'être là quand on est pas là !"

Avec cette conviction affirmée, Levaï est absolument dans la ligne du créateur de France Inter, Roland Dhordain. Suite à une précision que m'a apporté Pierre Wiehn (directeur d'Inter 1973-1981), Dhordain en fusionnant en 1963, France I (Ondes Longues) et Paris Inter (Ondes Moyennes) crée France Inter (et France Culture et France Musique), et formalise deux fondamentaux : le direct absolu et la continuité de l'antenne 24/24. Pour être au même rythme de la vie que celui des auditeurs.

Et, Levaï, avec la même conviction que celle qui l'animait dans ses revues de presse, ajoute : "La radio ne doit pas tricher. Dans la parole il y a celui qui parle. Mais la moitié du chemin c'est celui qui écoute." Et sensible à LA voix il poursuit : "La voix humaine n'est pas la même à l'aurore et au crépuscule." Alors, ces PAD avec quelles voix ?

Levaï "Que les programmes soient en PAD pourquoi pas ? Mais c'est du surgelé !". Marie-Christine Le Dû précise "Si une émission est bien enregistrée, on peut interrompre sa diffusion, si le réal(isateur) est là [en régie]. Le rédacteur-en-chef de l'info est présent aussi. On discute. Tout est concerté." 
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Pour autant, depuis deux ans, France Info (8), première chaîne d'info publique en continu, émet sur une grande partie du territoire métropolitain. De l'info chaude. Alors, l'info bouillante... Le Dû reconnaît que "Inter et Info se sont mises en concurrence." Mais comment Inter pourrait-elle renoncer à couvrir un évènement planétaire, quand l'information est dans ses gènes ? Avant 1987, tant d'événements "spéciaux" ont donné lieu à tant de journées "spéciales" (9). Levaï affirme encore que "France Inter ce sont toutes les radios à la fois, mais France Info est vécue, en interne, comme une arme de combat contre Inter."

Bouteiller veut marquer le coup. Il écrit une note cinglante à ses équipes. L'année suivante pour la guerre du Koweit les journalistes de France Inter interviendront souvent au cours des émissions en direct, "l'info a pris l'antenne" au grand dam des animateurs et réalisateurs qui subissent et vivent mal ces intrusions qu'ils trouvent par trop intempestives. En 1999, Bouteiller  glose encore sur le sujet :



Un certain "mur" entre programmes et info subsiste. Et ce ne sont pas les incantations de tel ou telle, pour rapprocher les programmes de l'info, qui feront bouger les lignes. Les deux genres doivent cohabiter harmonieusement dans le respect mutuel des identités, journalistes et producteurs. La question est loin d'être réglée trente ans plus tard…

J'ajouterai à ce long billet une analyse personnelle. Puisque j'ai cité Dhordain, je pense que le premier âge de la chaîne, enlevé (élevé) par Dhordain, l'ex-scout, était celui du compagnonnage, du collectif et de la famille. Le deuxième âge serait celui de Pierre Bouteiller, celui des individus et des égos. Bouteiller étant lui-même une personnalité très forte et très… individuelle. Sa "note" aux producteurs était en décalage avec un esprit collectif qui avait déjà disparu. Quant à l'"Esprit Inter" nous en avons déjà parlé et nous ne manquerons pas d'en reparler bientôt.

Une anecdote très significative pour conclure…
C. Villers, journaliste et animateur















Gilles Davidas, ex-producteur et réalisateur à Radio France, m'a raconté l'anecdote suivante : "À la fin d'un flash, un journaliste de France Inter annonce "Prochain flash à midi, en attendant, Claude Villers et Monique Desbarbat, "Le tribunal des flagrants délires…" Furibard, une fois son émission terminée, Villers monte voir la Présidente de Radio France, Jacqueline Baudrier, pour lui dire qu'il ne fait pas une émission pour combler l'attente entre deux flash." CQFD

Michel Forgit, journaliste à France Inter
"Opération Radio-Terre"















(1) 1989-1996,
(2) Voici illustrée "toute l'histoire" de la radio publique :  depuis 1963, et son nom définitif de France Inter, la chaîne a toujours été co-dirigée par un directeur/trice des programmes et un directrice/teur de l'info, jusqu'à la direction d'Inter par Jean-Luc Hees (1999-2004) qui "régnait" alors sur les deux entités historiques. Il n'y avait "aucun" mélange des genres. En 1989, Bouteiller est directeur des programmes, Ivan Levaï directeur de l'info. Mais dans l'histoire populaire de la radio le directeur d'Inter c'est Bouteiller,

(3) De l'ensemble des rédactions de Radio France (1989-1996) et, pendant cette période, responsable de la revue de presse dans la matinale de France Inter (8h30),
(4) 1968-1990, 13h de programmes répartis le samedi après-midi, dimanche matin et dimanche après-midi,
(5) Pierre Codou est décédé le 2 décembre 1981. Jean Garretto a toujours souhaité qu'il reste associé à ce programme et son nom a toujours été bannoncé et désannoncé jusqu'à la fin de l'émission en septembre 1990.

(6) "Bocal", lieu de fabrication des infos (montage, mixage,…)
(7) Radio Télévision Française (RTF), qui deviendra Office de Radio Télévision Française (0RTF) en 1964,
(8) 1er juin 1987. Jérôme Bellay, premier directeur. Roland Faure est Pdg de Radio France et a favorisé la création de cette nouvelle antenne. 

(9) "Radio Terre", ou les premiers pas de l’homme sur la lune en juillet 1969, diffusés à la fois sur France Inter, France Culture, Inter Variétés en direct d’Apollo XI pendant 30 heures,

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